Sur un mode inédit, l'ouvrage rappelle l'ancienneté des mouvements migratoires : inédit car il s'attache à l'installation des migrants dans l'espace local et non national ; inédit car il met en valeur le fait que les migrations internes à la France ressemblent à celles venant de l'étranger, en particulier à cause des difficultés d'intégration dues principalement aux réactions réservées, si ce n'est négatives, de la société d'accueil ; inédit parce que les historiens, sociologues et ethnologues qui traitent le sujet le font de façon dépassionnée alors que la question est généralement débattue dans l'excès par tout un chacun, dont bien sûr les politiques qui s'en font généralement le porte-voix démagogique ; inédit enfin, parce que les auteurs et témoins interviewés sont tous personnellement concernés par le phénomène des migrations.
L'étude des vagues migratoires est le plus souvent menée à travers le prisme des communautés et des quartiers, des sans-papiers et des frontières. C'est oublier que l'idée même de migration ne correspond pas qu'à la seule arrivée d'étrangers. Parce qu'au final, l'individu dans sa vie sociale et psychologique est le point de référence de tout mouvement migratoire, les migrations internes au territoire français sont en effet peu différentes de celles en provenance de l'étranger : mêmes motivations de départ, la pauvreté, les difficultés d'exercer son métier ou de trouver du travail, un sentiment d'avenir bouché..., mêmes attirances vers un univers plus prometteur dans lequel vivre mieux et mettre en œuvre ses capacités, même espoir d'une réussite personnelle et familiale.
Migrants de l'intérieur, migrants de l'extérieur
Ce rapprochement constitue l'originalité majeure de l'ouvrage. Il se révèle particulièrement fécond car l'analyse des migrations intérieures, généralement plus anciennes, permet de mieux comprendre le phénomène de l'immigration, au sens le plus commun du mot. Et vice-versa...
Après un rappel des importantes remues des éleveurs vendéens, de l'arrivée des pêcheurs bretons ou des gemmeurs landoux, ne négligeant nullement les populations déplacées durant les guerres, tout particulièrement belges, ardennaises et mosellanes, l'ouvrage s'attache ensuite aux migrations des deux après-guerres (années 1920-1930 et 1950 à 1990). Périodes gourmandes en main-d'œuvre à cause du manque de bras dû à l'hécatombe de 1914 puis aux besoins de reconstruction et de modernisation du pays pendant les trente Glorieuses. Alimentées par des tensions politiques et surtout par des circuits d'embauche créés par les pouvoirs publics et le monde de l'entreprise, elles sont principalement représentées en Poitou-Charentes par des salariés agricoles, des manœuvres du bâtiment, des travaux publics et des carrières, puis par des ouvriers de l'industrie. Sans oublier les artisans et commerçants présents d'un bout à l'autre de cette histoire, sans négliger non plus la particularité de l'immigration britannique qui marque les années récentes...
Italiens, Espagnols, Marocains, Portugais, pieds-noirs et harkis, Turcs, Africains et enfin Britanniques, le Poitou-Charentes n'est certes pas une grande région d'immigration (2,5% d'immigrés contre 5,3% au niveau national), mais on y retrouve les caractéristiques et les problématiques existant ailleurs : toutes les origines géographiques y sont représentées, l'intégration générationnelle y est de plus en plus rapide par rapport au début du XXe siècle, surtout au sein des familles migrant vers de petites villes ou en milieu rural, les quartiers difficiles y existent tout autant à partir des années 1990 à cause du développement du chômage et de leur mise à l'écart par les autorités locales, enfin les déchirements identitaires y trouvent leur écho, entretenu par des débats idéologiques sans grand fondement, alors que leur résolution s'effectue toujours dans le for intérieur de chacun, grâce le plus souvent aux communautés qui s'agrègent dans le but de faciliter l'intégration des familles, avant qu'elles se désagrègent ou se folklorisent une fois celle-ci réalisée.
Une double identité
Le migrant et l'immigré sont la même personne : le migrant tel qu'il se voit, tendu vers sa réussite, l'immigré tel qu'il est perçu par les autres, prenant leur place et posant des problèmes de société... À partir de ce socle psychosociologique, l'ensemble des grands thèmes et des problématiques de la migration sont abordés ici, qu'ils concernent la perception de l'immigré, les échos donnés à ces sujets dans la presse, la surveillance des populations étrangères ou assimilées, le rôle essentiel des associations communautaires ou caritatives dans le parcours d'intégration et la place de l'immigration féminine et par là familiale, avec l'accueil des enfants et leur insertion dans système éducatif français...
En parallèle à ce portrait chronologique des migrations, le livre foisonne de situations, tant collectives qu'individuelles. De nombreux témoignages personnels illustrent les analyses du fait de société en lui-même. Avec la couleur du quotidien, sans le moindre angélisme, sans non plus la tentation du misérabilisme, les auteurs évoquent à la fois les parcours et la mémoire qui en demeure. Tout d'abord, celle d'une double situation : des parcours individuels réussis en contrepoint de constats sectoriels décrivant des conditions souvent ingrates, si ce n'est douloureuses pour ceux qui les supportent, et inacceptables pour la société environnante.
Là-dessus se greffe une double identité de cœur : celle des origines et celle de l'endroit où l'on vit. Au-delà des statistiques et des stéréotypes, les parcours des migrants nous rappellent que toute migration est avant tout une aventure humaine et personnelle. Germaine Le Du, Bretonne moquée à son arrivée en Charente avec sa coiffe traditionnelle dont elle était si fière et qu'elle ne portera plus jamais, puis mise à l'écart pour ne pas comprendre la langue de son nouveau village ; Mohamed et Khadija Hanafi ayant entrepris leur grand voyage jusqu'à Saintes et ayant préparé depuis toujours leur retour au cimetière de Casablanca pour reposer auprès de leurs parents, ou encore Lino Pianezzola arrivé en provenance des marais de Vénétie et animant l'association des Italiens d'Angoulême, « rital » ici, francese là-bas.... Germaine, Mohamed, Khadija, Lino, ont tous été animés du même sentiment d'étrangeté, de la même angoisse du changement, puis ils se sont tous intégrés, non pas de façon lointaine à une nationalité, mais de façon intime et quotidienne à leur environnement local.
Plus charentais qu'un Charentais, plus poitevin qu'un Poitevin
« L'idée de ce livre est née de la lecture d'un entrefilet du journal municipal de La Rochelle dans lequel un migrant de première génération se disait Français d'origine turque mais avant tout rochelais de souche », aime à répéter l'éditeur François Julien-Labruyère pour exprimer cette primauté des nouvelles racines qui ne correspondent guère à ce que l'État voudrait qu'elle soit, c'est-à-dire l'adoption d'une nationalité, mais qui s'épanouissent dans le seul terreau qui convient à leur développement, le quartier, la ville, la région, et au second degré seulement l'appartenance à une communauté nationale.
Ce livre est dédié aux deux migrants les plus célèbres du Poitou-Charentes :
Élie Vinet, petit-fils de paysans vendéens venus s'installer près de Barbezieux en 1470 et devenu un des grands humanistes français, publié à Bâle et à Paris, signant son œuvre « Élie Vinet Saintongeois » et consacrant une grande part de ses écrits à l'histoire de Saintes et de Barbezieux.
Maria Casarès, fille d'un premier ministre de la République espagnole, exilée pour cause de guerre civile et devenue au théâtre, en langue française, la plus grande tragédienne de son temps. Quarante ans durant, elle conserve la nationalité espagnole jusqu'au jour où elle se rend compte, en écrivant ses mémoires, que de nouvelles racines lui sont venues de sa maison d'Alloue, un village charentais, ce qui l'incite à enfin demander la nationalité française.
L'histoire des migrations en Poitou-Charentes montre que l'apport des migrants est incontestable dans tous les domaines. Notamment en matière culturelle dont on sait l'importance pour l'affirmation d'une identité locale. L'attirance, presque l'envoûtement qu'éprouvent les descendants de migrants pour de nombreuses formes d'expression en lien étroit avec l'identité régionale est un phénomène qui ne fait que se développer. Ne dit-on pas qu'un nouvel arrivé est souvent plus royaliste que le roi, plus charentais qu'un Charentais, plus poitevin qu'un Poitevin...